dimanche 22 janvier 2012


Du silence
                                Silence ! Silence ! Nous travaillons. L’absence de silence indispose-t-elle l’homme à travailler ? Le silence est-il condition nécessaire pour capter l’esprit et, partant, l’attention des gens ? De toute façon, le silence s’impose à l’homme pour le rendre présent  à lui-même et au monde. Mais, qu’est-ce que le silence ?
Interroger le silence, c’est déjà jeter un regard sur la parole. En effet, par silence, nous entendons d’abord « absence de parole » ; d’où l’exigence de l’interrogation : qu’est-ce que la parole ? Pour Marie-Porfaux, la parole se situe  entre la faculté et l’émission du langage articulé. Nous avons ici la capacité d’établir un discours sonore élaboré au sens d’une extériorisation. Ce qu’il est convenu d’appeler « la parole intérieure » est l’ensemble des images motrices d’articulation et de prononciation au moins ébauchées, qui accompagnent la réflexion et seulement la pensée ». Sans médiation, la pensée passe à la parole proférée. Voilà ce qui nous rappelle la conception platonicienne de la pensée : « dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même »[1].
En définissant le silence, nous passons par la parole dont la définition élargie jusqu’à la pensée fait jaillir le silence : on passe du silence à la parole, de celle-ci à celui-là. Le silence n’est silence qu’à coté, sinon, à l’intérieur du langage ; car la parole qui assure une certaine définition du silence est un produit du langage : « la faculté de parler et son produit, la parole, le langage vocal comme fonction d’expression et de communication de la pensée » (Morfaux).
Dès lors, nous saisissons le silence comme l’autre de la parole, ce qui s’oppose à la parole, ce qui rompt avec la parole, mais qui, de toute façon, tout comme la parole, appartient au langage comme modalité d’expression et de communication. Le silence est un moment crucial du parler humain qui fait taire le verbum. A travers le verbe, l’homme découvre l’autre et le pénètre ; à travers le verbe, l’homme découvre le monde, l’amadoue et le domine. Le verbe est porteur de l’essence, de la substance des êtres. A travers le silence, le réel se dévoile à nous ; d’où l’écho qui nous vient de Malebranche : « Le verbe divin en tant que Raison universelle, renferme dans sa substance les idées primordiales de tous les êtres. »[2]
Donc, refuser la parole, c’est condamner l’homme à aborder l’inconnu ; d’où toute l’inquiétude qu’entretient le silence. Derrière celui-ci, nous retrouvons en filigrane le mystère, le secret qui installent l’homme dans l’angoisse. Ainsi, le silence fait peur. Ne se contentant pas du déjà donné, l’homme cherche à briser le silence par le bruit qui capte l’attention de l’autre et qui finit par faire de lui un interlocuteur.


I/- DU CALME AU SILENCE : vers la rencontre de soi et de Dieu

                 Le silence est un instant, un moment, un temps crucial dans l’existence de l’homme. Ce temps est appelé du nom d’Avent.
L’homme est un être de passions, de pulsions, de désirs, un être agité. En tant qu’individu, il est déterminé par le principe de conservation de soi ». En tant que corps et esprit, il doit, dans sa dimension corporelle, s’assurer, par cette terrible tâche appelée travail, le pain quotidien pour ce corps agité rendu fou par le désir de se nourrir  dans un monde bruyant, caractérisé, de paradoxes, bref le chaos.
Dans sa posture spirituelle, il doit retrouver la nourriture de l’âme. Celle-ci, une fois nourrie, permet de gagner encore  l’équilibre qui apaise le cœur et ouvre la voie qui promet la rencontre d’abord de soi-même et ensuite la communion avec le divin : « Pour faire en nous le silence, nous devons nous arrêter, cesser de courir ça et là et de nous agiter, et rester seuls avec nous-mêmes ». Dans le silence, l’homme fait sa première expérience. A travers son silence, il se découvre lui-même. Le silence est le moment où le corps, dans toute son étendue, se tait pour laisser à l’âme la possibilité de se déployer.
Notre corps a faim de pain ; notre cœur, notre âme ont faim de spiritualité, de Dieu. Or, Dieu ne parle qu’aux cœurs paisibles, qu’aux âmes sereines. Voilà pourquoi l’homme doit détruire le bruit pour installer le calme condition nécessaire pour inviter le silence comme ultime voie d’accès au divin. Il faut semer la violence en soi, négliger son corps, décevoir les pulsions et passions du corps : il faut vaincre l’agitation. Dieu nous interpelle, nous parle depuis toujours. Mais, sa voix est si silencieuse qu’elle se perd dans le bruit assourdissant du monde et du corps : « Sans le silence, nous ne percevrons pas sa venue, nous ne l’entendons pas frapper à la porte de notre cœur. » A travers la prière, l’homme entre en communion avec Dieu. Le silence est le lieu de la prière comme activité grâce à la quelle l’homme aborde Dieu. Toutes les voies qui mènent vers l’Eternel érigent domicile dans le silence.
Pascal nous dit que Dieu n’est sensible qu’au cœur, mais seulement d’un cœur débarrassé de toute agitation folle qui l’indispose à être attentif. La retraite spirituelle, le poêle de Descartes nous enseignent que ce qu’il y a de profond, de grand, de sublime, de divin s’acquiert ou se construit dans le silence. C’est dans le silence que l’âme s’élève et se saisit comme l’ultime instance grâce à laquelle l’homme communique avec lui-même d’abord et ensuite avec Dieu. Accompagné de la solitude, le silence impose la méditation  comme l’acte qui autorise le contact de soi à soi et de soi à Dieu. Autrement dit, le silence est condition pour dialoguer avec Dieu. Ce n’est pas au marché que Moise a reçu les 10 Commandements. Les missions prophétiques sont reçues lorsque l’envoyé, lui-même, repousse ou néglige l’extérieur. Pourquoi la nuit porte conseils ?
Ne serait-ce pas l’heure où la conscience, cette profonde voix, se retentit dans le cœur de l’homme. La conscience, cette voix intérieure, qui nous parle de nous et des autres, du spectacle intérieur et extérieur, crée la rencontre entre l’homme et son être, entre l’homme et sa condition, entre l’homme et sa destinée. La voie de la conscience est comme la voix du divin : elle retentit toujours dans le cœur de l’homme. Mais, nous pouvons le constater, elle est noyée dans les mille et une activités de l’extérieur et les désirs et passions du corps : d’où l’exigence de construire le calme qui promet juste le silence ouvrant la voix du salut. : « Seul parvient au silence, au calme, celui qui s’est résisté à sa propre agitation. »
La nuit profonde, douce et calme, qui ouvre la voie du rêve, montre que le silence est ce qu’il faut d’abord conquérir pour entreprendre de saisir la vérité. L’expérience de Descartes en atteste avec sa fameuse nuit mystique et sa chambre à penser (le Poêle). Averroès n’a t-il pas dit qu’il a vu en songe (encore un mot qui permet de peindre le silence) Aristote qui lui dit qu’il n’y a pas de différence entre la philosophie et la pensée musulmane ?
Ces considérations montrent que l’homme doit tout faire pour se projeter dans le silence qui verse vers la pensée. En effet, celle-ci, étant notre condition, nous fait découvrir notre grandeur en nous décrochant de la matérialité et de l’extériorité du monde. Par la pensée, le silence s’offre comme moyen d’accès à l’intelligible,  à la sphère de l’éternel où c’est la perception de tout ce qui est grand et noble. Dans sa Pensée 347, Pascal note : « Toute notre dignité consiste (...) en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée (...).»

II/-LE SILENCE : source d’inquiétude

                     On a su montrer que le silence promet le salut, la tranquillité, la quiétude, la paix intérieure. Ainsi, il est modalité des réconciliations avec soi et de communion avec l’Eternel : il s’agit, bien entendu, d’une communication avec soi-même qu’avec son Dieu. Qu’adviendra-t-il si le silence venait à perdre sa dimension communicationnelle ? Le silence qui ne communique pas agresse.
Si nous concédons que l’homme est un « être relationnel », nous constatons que c’est la communication qui entretient cette relation. Autrement dit, tout ce qui estompe la communication est source de tensions. Le silence est saisi comme le moment qui précède toute relation et d’ailleurs la communauté des hommes. L’homme seul échange. Par son ouverture, il brise les barrières qui le séparent des autres et les invite par le verbe à participer ou à s’associer pour une mutuelle assistance dans la seule finalité de sauvegarder leurs vies : « L’homme est un animal social qui a besoin de communication et des autres. Il faut trouver les moyens de sortir de son silence.» Cette dernière phrase sonne comme un cri d’alarme. L’homme sait que le silence est brûlant. Il l’indispose à jouir de lui-même et de la vie.
L’être silencieux installe la peur dans son entourage. Il est hermétique et difficilement abordable. Il est mystérieux  et garde la posture de l’inconnu. Le désir de savoir, de comprendre et de dominer la nature  naît de cette peur. Quelque part, le silence est un refus de parler, de s’exprimer, de rejet de la parole de l’autre. Ainsi, il est agression, et même mépris. C’est pourquoi d’aucuns pensent que le silence peut être très violent. Le cri dérange parce que faisant peur ; et le silence « réprobateur, le silence/mur peut  être aussi terrible que le cri ».
Il peut constituer un pouvoir sur autrui, un moyen de pression, de domination, de torture même.
Je passe devant la porte, je bute sur le monsieur, je le salue et il ne répond pas. Je me suis disputé avec mon épouse ; le lendemain, je pars au travail, je la salue pour décrocher un bisou, elle reste indifférente. Le peuple souffre, l’inflation est là, la corruption, les problèmes de santé, de sécurité, d’éducation autant de problèmes qui indisposent les populations et les autorités font comme si de rien n’était. Ces exemples montrent une situation de frustration, de mécontentement, d’angoisse, d’humiliation, de tristesse : toutes choses qui font mal.
Observer le silence, c’est emprisonner ses ‘‘interlocuteurs’’. C’est les embarquer dans l’incertain, dans l’inconnu, le mystérieux. Pourquoi l’homme cherche à faire parler, par tous les moyens, la nature ? Pourquoi le policier, le gendarme battent le détenu qui refuse d’avouer ? Ces deux questions ont la même réponse : ils veulent apaiser leur cœur frappé d’incertitude du refus de parler. Donc, le silence qui entretient le secret, le mystère gère et génère, en même temps, l’incertitude, le doute. Le silence fait peur, il faut le briser. Avons-nous peur de la nuit parce qu’elle est noire ou parce qu’elle est silencieuse ? C’est parce qu’elle est noire qu’elle est silencieuse ; c’est parce qu’elle est silencieuse qu’elle fait peur. Dans le silence, s’élèvent toutes choses qui élèvent ou diminuent l’homme ; toutes choses qui échappent à l’homme. Ce qu’il y a de fantastique ici, c’est que l’homme qui a peur du silence s’offre volontiers au silence : il le saisit comme refuge, comme échappatoire. Il utilise le silence pour briser le silence qui fait mal.
Dés lors, le silence se donne comme réaction face à une situation difficile, délicate. C’est un retour vers soi pour échapper au danger éminent. Ainsi, derrière le silence nous pouvons retrouver le malaise, l’angoisse, la peur. Et le silence tient lieu de réaction-solution face à une situation-probléme ; d’où  l’exigence de le cultiver : « Le silence s’apprend et c’est important de savoir se taire. » Observer le silence, c’est rentrer chez soi, se mettre à l’abri du danger et se reposer : c’est respirer profondément !    

III/- LE SILENCE, simple possible

Le silence est-il silencieux ? Le silence existe-il véritablement ? Tout compte fait, écoutons cette note de Marie Christine Forget : « Il n’existe donc pas de silence proprement dit, mais un bruissement incessant , ce qui est, en fait, la véritable nature du silence. » Autrement dit, le silence n’est pas silencieux. Il est fait de bruits, de sons, de danse de mots. Le silence est une « relative absence sonore » et une « présence ‘‘bruitique’’ de sons variés ». Le silence s’élucide dans la parole qui n’est rien d’autre qu’un ‘‘bruit organisé ’’.  Il se crée dans la parole pour entendre la voix de celle-ci. Il frôle le mythe dont l’ambition est de confisquer l’impact et la force du bruit pour offrir ainsi à l’homme la condition de possibilité d’une bonne écoute.
Chez John Cage, nous retrouvons l’idée selon laquelle : le silence est « les bruits dont nous ne voulons pas » et la musique «  les bruits que nous organisons ». Cage introduit les notions de bruit, de hasard, d’indétermination dans la musique et trace ainsi une nouvelle perspective. Pour lui, l’approche qui assimile silence et mort est très simpliste. Il proclame : le silence est une tonalité musicale. Le silence n’est pas en dehors de la musique, il est à l’intérieur, dans son cœur même. Cage nous dit que le silence est un signe musical.
Dès lors, toutes les barrières entres bruit, son et silence se détruisent : « Le silence est un son dans lequel s’annulent toutes différenciations entre le compositeur et le chaos, le silence musical et le silence de la vie quotidienne. » Le silence refuse toute séparation avec le son et le bruit. Ainsi, il n’est pas pour autant silence. Cette idée de Cage est justiciable de ce constat : le langage peut constituer un obstacle dans la saisie des sons, des messages ou des discours. Le langage s’autodétruit en produisant le silence qui, par la saisie du discours, fait renaître le lange. Le langage comporte et parole et silence : parole comme expression et silence comme modalité de saisie de l’expression. Le silence n’est pas silencieux. L’homme qui observe ne fait qu’intérioriser son discours. Le silence est mythe, il n’est pas réalité ; ou du moins, il n’existe que sous le mode dilué : c’est toujours un discours aussi inaudible soit-il.

On ne tiendra jamais un discours exhaustif sur le silence. Il ne s’appréhende que dans la parole généreuse en soi : pour dire le silence, il faut tuer le silence. Or, tuer le silence, c’est activer le verbe. Soyons « l’oiseau de Minerve » : laissons le verbe se déployer et au terme duquel, surgira le silence. Si la définition du silence passe par sa mort même, sa compréhension, elle, commande véritablement sa manifestation.

                            


[1] Sophiste 263
[2] Malebranche ; Entretiens III ; 2

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